Jon face aux vents et les samis vus par Marie Roué
Marie Roué est directrice de recherches au CNRS / Museum d'histoire naturelle en tant qu'ethnologue : spécialiste des peuples arctiques, elle connait et étudie les samis depuis 1969. Elle apporte son regard d'ethnologue sur le film de Corto Fajal et sur les samis aujourd'hui
Un peu d'histoire...
Les samis vivent dans un territoire qu'ils appellent Sapmi (Laponie) et qui s'étend sur 4 pays : la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie. Malgré les frontières et les législations différentes dans chaque pays, les samis gardent une unité très forte tant linguistique que culturelle.
Les premières traces de vie trouvées dans cette région étaient celles des ancêtres des samis : les archéologues ont trouvé les traces d'un campement près de la mer sur l'île de Sørøya en Norvège daté entre 11000 et 8000 ans avant JC, ensuite, on trouve des preuves archéologiques que des groupes de chasseurs pêcheurs samis s'aventurent dans l'intérieur des terres en Laponie suédoise, pas loin de la région qui est filmée : ils y chassent le renne sauvage et l'élan. La colonisation du territoire a suivi les vallées à l'époque de la fonte des glaciers. La vallée de la grande rivière du nord, la rivière Lule, sur laquelle la ville de Lulea s'est établie, et qui borde le territoire d'élevage du film a été colonisée aux alentours de 6000 avant JC : le climat était alors bien plus chaud qu'aujourd'hui, avec des hivers plus doux, et des étés plus mouillés.
A partir du XVIIe siècle, la colonisation et la christianisation prennent de l'ampleur en essayant de faire abandonner aux samis leur culture traditionnelle, et en particulier le chamanisme. Il y eut une forte répression (on alla parfois jusqu'à brûler les chamans avec leurs tambours). Mais si on peut interdire de battre le tambour chamanique pour appeler les esprits, en revanche on ne peut pas totalement transformer, heureusement, la pensée d'un peuple.
Une grande partie des croyances de leurs ancêtres sont donc encore vivantes aujourd'hui, même si elles sont complexes à comprendre parce qu'elles sont mélangées avec une culture assez différente qui leur a été imposée.
...jusqu'à nos jours
Leur nombre est assez difficile à déterminer vu que dans chaque pays on a des critères différents. Est-ce qu'on décide qu'est sami celui qui se déclare lui-même comme sami ? est-ce qu'on décide qu'est sami celui qui parle la langue sami, ou dont au moins le père, la mère ou les grands parents parlent sami ? On peut tout de même estimer qu'il y aurait environ 70000 samis dans les 4 pays, dont 2000 en Russie, 6000 en Finlande, 40000 en Norvège et 20000 en Suède. Et en Suède environ 10% c'est à dire 2000 vivraient de l'élevage du rennes. C'est dire que les éleveurs de rennes que l'on découvre dans le film restent une minorité.
A l'origine, les samis étaient des chasseurs pêcheurs cueilleurs. Ce n'est qu'au XVIIe siècle à peu près qu'ils sont passés à l'élevage. Sans doute en grande partie à cause de la colonisation scandinave qui a diminué la population d'animaux sauvages.
Aujourd'hui, de nombreux samis ont émigré vers les grandes villes du sud pour pratiquer des métiers plus « classiques », et d'autres ont repris leur activité de pêcheurs traditionnels, malgré la forte concurrence de la pêche industrielle.
A une certaine époque, les samis ont été tout au sud, pas loin des capitales scandinaves, et puis ils ont été repoussés de plus en plus vers le nord. Il y a toujours eu une colonisation imposée par les pays scandinaves, mais en même temps, dans les régions les plus nordiques qui n'étaient pas propres à l'agriculture, les samis ne souffraient pas trop de concurrence et pouvaient continuer à élever le renne, et leur organisation sociale s'est développée sur un territoire qui a été jusqu'à aujourd'hui protégé par ses spécificités climatiques et géographiques.
Une adaptation face à des adversités toujours subies...
Néanmoins les difficultés ont toujours été nombreuses pour les éleveurs ; il y a eu vers 1900 l'exploitation de la richesse minière sur leur territoire, qui a multiplié les routes et les chemins de fer, coupant en deux les pâturages, et les immersions de vallées pour fabriquer des barrages hydro-électriques. Vers la fin du XXe siècle, on a vu également le développement de l'industrie forestière qui pratique la coupe à ras et qui porte des attaques au pâturages de lichens dont dépendent les rennes pendant presque 9 mois de l'année.
Ils ont aussi à affronter des conditions climatiques imprévues. Par exemple récemment un éleveur m'a raconté comment lui et son chien ont failli être emportés par une soudaine fonte des neiges et un torrent qui est parti à une allure phénoménale et qu'il s'en est sorti en surfant sur l'eau avec sa motoneige pour arriver sur la terre ferme. Un des moments forts du film montre la glace d'un lac qui craque sous le poids de milliers de rennes. Mais on ne peut pas savoir si c'est lié aux changements climatiques. Ce sont des difficultés qui existaient auparavant, l'élevage ça n'a jamais été facile, ça a toujours été dans un milieu extrêmement changeant, et ça ils le soulignent toujours : « le changement, on connait que ça, l'adaptation, on connait que ça, on est les rois du changement et de l'adaptation ».
Il y a toujours eu beaucoup de pressions sur leur territoire, mais les samis connaissent la colonisation depuis longtemps et ils trouvent des solutions avec cette intelligence qui leur a permis de vivre de multiples transformations tout en continuant à exister. Et aujourd'hui les samis sont dans la situation de beaucoup de nos paysans français ; c'est à dire que pour continuer à vivre de l'élevage du renne, dans une société où il y a une économie mixte, il faut de l'argent, parce que l'élevage, paradoxalement, nécessite beaucoup d'investissements technologiques coûteux : les motoneiges, les camions, les voitures, les hélicoptères. Ca ne rapporte pas assez d'argent à une famille pour en vivre, donc il faut soit avoir une femme qui a un emploi salarié, soit avoir un deuxième métier : on trouve des éleveurs artistes, sculpteurs, comme Jon, d'autres qui sont journalistes, photographes, enseignants ou qui travaillent dans le tourisme.
Pour faire face au monde moderne, les samis s'organisent...
Ils sont un peu pris par la modernisation et la question économique. On peut espérer que ça va être résolu. Il existe des solutions. Par exemple mieux vendre la viande de renne, la vendre comme ce qu'elle est : un produit extraordinaire, bio, qui pourrait valoir beaucoup plus cher dans un monde où les produits qui sortent de l'ordinaire sont très très valorisés sur nos marchés.
Le fait que cela fait plusieurs millénaires qu'ils ont des rapports avec d'autres populations leur a permis, malgré les difficultés, de toujours arriver à transformer leur mode de vie, tout en le perpétuant. On ne peut pas dire la même chose par exemple de gens comme les inuits qui parfois ont eu très peu de rapports avec les occidentaux, et qui ont vécu une transformation radicale quand tout à coup ils ont rencontré les euro-canadiens, les américains avec toute la technologie moderne et industrielle, ça a été vraiment une transformation de l'âge de pierre à l'âge des fusées.
Les samis continuent à défendre leurs droits politiques et territoriaux qui, il est vrai, sont reconnus petit à petit. Ils ont déjà un parlement, qui au début n'avait vraiment que très peu de droits et qui était censé s'occuper de la culture et de choses qui n'avaient rien à voir avec l'économie. C'était le ministère de l'agriculture, donc l'état suédois, qui s'occupait de l'élevage du renne. Aujourd'hui de plus en plus le parlement sami a un rôle socio-économique, s'occupe de l'élevage, des relations avec le gouvernement quand il y a une année critique qui nécessite une aide de l'état. Il s'occupe également de questions importantes comme celle des animaux de proie tels le loup, l'aigle, le lynx, le glouton... de nombreuses espèces qui sont protégées et qui se nourrissent de leurs rennes, donc toute la question est de savoir comment servir de garde-manger à toute la vie sauvage que la Suède comme l'international veut préserver sans que ce soit à leur détriment.
... sans renoncer aux valeurs traditionnelles
Ce qui est vraiment remarquable c'est l'attachement des éleveurs samis à leur culture. Ils ont une relation à ce paysage, à ce pays, à cette nature et ils veulent absolument continuer malgré les difficultés matérielles et souvent avec beaucoup d'humour. Un de mes amis des montagnes suédoises me disait en rigolant : « Comme il n'y a plus grand chose à faire cet été, je vais partir en vacances travailler comme cantonnier en Norvège parce qu'on y gagne plus d'argent qu'en Suède, et avec cet argent, je pourrai continuer l'élevage à la rentrée ».
Ils savent que s'ils abandonnent, leur lignée s'arrêtera et leurs enfants ou petits-enfants ne pourront pas reprendre l'élevage. Donc ils continuent aussi parce qu'ils veulent transmettre.
Ils ont confiance en même temps en leur capacité d'adaptation, même aux changements climatiques, mais ce qu'ils disent c'est que évidemment il y a un moment où si les pressions s'exercent toutes au même moment au même endroit, comment on va faire ?
« Le nomadisme a toujours été notre mode de vie : s'il n'y a plus de ressources ici, on va là. Mais quand il y aura un aéroport à tel endroit, une ville à tel autre, des forêts protégées à tel autre (la protection ça peut être aussi un problème), comment on va continuer ? »
Les samis sont vraiment à la conjonction de questions majeures de notre époque : comment rester traditionnel tout en étant moderne, comment se moderniser sans être victime des moyens et de la pollution, comment continuer à être soi-même sans se folkloriser ; ils négocient toutes ces questions, et celles extrêmement importantes du changement climatique dont ils sont la sentinelle puisque on sait bien que le changement climatique est visible beaucoup plus dans l'arctique et va être subi d'abord par l'arctique. Pour tout cela c'est vrai qu'ils sont assez exemplaires.